Le bonheur est dans le déni : petit manuel à l’usage des victimes de la diversité

Paul Gasnier est un mignon jeune homme aux yeux clairs. Eduqué, à l’aise, vif, qui dit Ouais au lieu de Oui. Un bracelet à chaque poignet. Au moule de son temps.
Il est victime de deux drames absolument désolants.

Le premier est la mort de sa mère et l’objet de son récit : « La collision ».
Je résume la chose en piochant dans ses phrases pour ne pas le trahir :
« Ce 6 juin 2012, ma mère se rend à vélo jusqu’à l’école de yoga, un trajet de dix minutes le long de la Saône. (…)
Au même moment, à quelques rues de là, un garçon de 18 ans, Saïd, enfourche une moto cross KTM de 654 cm3.(…)
Saïd n’a pas le permis moto, et a fumé du cannabis peu de temps auparavant. Tout juste majeur, il a déjà été condamné dans plusieurs affaires. (…)
Saïd met les gaz, faisant cracher au moteur son grincement de tronçonneuse qui suscite l’exaspération des piétons, fait un tour du quartier, prend de la vitesse. (…)
Grisé, d’un coup de reins, il soulève la KTM et se cabre en roue arrière. Il a transformé la moto en arme. (…)
La collision a lieu à 17 h 13. (…)
Le choc a été si violent que les lésions au cerveau sont irréversibles. (…)
Une semaine après avoir été percutée, ma mère est officiellement décédée
. »

Le chagrin de ce fils est intimidant. On devine une plaie géante impossible à guérir, on entend la tendresse complice qui les liait.
Le second drame -selon moi -, c’est le déni dans lequel il s’enferme.
Au départ, il a décidé de raconter cette « collision » pour comprendre, et ne pas s’en tenir à la fatalité :
« Accepter que ce n’est qu’un coup du sort, qu’elle circulait au mauvais endroit au mauvais moment ? Ou bien en tirer des conclusions plus générales ? A défaut de trancher, essayons de comprendre. (…) Regarder la violence en face, ce serait embrasser l’intranquillité de la compréhension, et aussi une manière, imparfaite, de me tenir au chevet de ma mère ».
C’est bien dit.

Chiche ! Soyons prêt à toutes les explications, à faire face aux conséquences des causes que nous avons chéries. Hélas : pour Gasnier, « comprendre », c’est contrer à tout prix les causes évidentes de ce décès, si encombrantes soient-elles. Pourquoi? Parce que :
« La mort de ma mère illustre parfaitement ce que le discours d’extrême-droite dénonce. ».
Et ça, ça ne lui va pas. Pas possible. Ça heurte tout ce à quoi on l’a éduqué, il ne peut pas renoncer à sa vision du monde. Trop dur. (Plus dur que d’enterrer sa mère ?)
Il met donc toute son énergie, son intelligence et 160 pages pour se/nous prouver le contraire. Mais plus il s’escrime à nous convaincre que « c’est plus compliqué que ça », plus le lien de causalité qu’il refuse se renforce.
Ç’en est vertigineux.

Gasnier décrit d’abord, avec une désarmante lucidité, sa famille ouverte au monde, à l’autre, tolérante jusqu’à la caricature.
Ses parents, qui ont la bougeotte, vivent à Prague puis à Pondichéry, « se revendiquent mondialistes », mènent « leur vie sans attaches, toujours du côté de privilégiés de la mondialisation, celui qui met ses enfants dans les lycées français, piment son phrasé d’anglicismes, et qui vote à gauche, évidemment. Ils sont de ceux qui hurlent d’effroi le soir du 21 avril 2002, s’indignent des discours sécuritaires ».
Au moment de sa mort, sa mère vit à Lyon, « profession libérale reconvertie dans le yoga, qui vote écolo, se soucie de son corps, réclame des pistes cyclables et aspire à une vie tout en douceur. »
Et Gasnier de conclure : « Que notre mère ait été écrasée par un délinquant récidiviste est invraisemblable. Pour ma première fois, la vie nous tabasse, pour de vrai. »
Il s’est donc plongé dans les PV d’auditions et les rapports médicaux, a rencontré des témoins, des voisins, et même le magistrat qui a jugé Saïd. C’est courageux. Mais à quoi bon si c‘est pour rester aveugle et sourd ?

Quand Saïd a heurté la tête de sa mère avec sa roue, il est tombé et s’est cassé une jambe. Des témoins ont accouru près la mère – déjà inconsciente. Les amis de Saïd, eux, Youssef et Hamza, « qui se tenaient devant les kebabs de la place des terreaux » ont accouru pour exfiltrer leur copain et dissimuler la moto (volée), puis menacé ceux qui voulaient les retenir.
Gasnier ne veut surtout pas de conclusion hâtive, aussi il a consciencieusement enquêté sur la famille de Saïd, et le coin où ils vivent : le quartier des Voraces, à Lyon. Un quartier ouvrier, peuplé dans les années 60 de nouveaux-venus du Maghreb, « main d’œuvre docile et bon marché» :
« Le père est de cette première cohorte d’hommes seuls, venus pour trimer, surtout pas pour chercher les ennuis. » Il fait venir « son épouse du pays, vingt ans plus jeune, qui deviendra aide à domicile. » « Ils vivent modestement, parmi d’autres qui partagent cette même trajectoire. Une histoire d’immigration besogneuse, faite de solidarité, d’accueil des nouveaux venus et de préoccupation quant aux fréquentations des enfants. »
Notons bien cette préoccupation.

Gasnier révèle ensuite le drame vécu par cette famille : l’assassinat du frère aîné, Abdel, par un ami d’enfance, Walid. C’est qu’Abdel s’était mis au trafic de drogue. Il a commencé tôt à vendre du cannabis, et enchaîné tout jeune les séjours en prison, mais rien n’y a fait, il est même devenu « un des plus gros importateurs et distributeurs de shit du secteur ». Abdel et son ami Walid deviennent rivaux, et deux clans se forment. Alors, nous dit Gasnier, « les familles prennent position. »
Les familles prennent position dans une embrouille liée à la drogue ?
Cette famille besogneuse, vertueuse et tout et tout, qui se préoccupe des fréquentations des enfants, a laissé le môme année après année plonger dans les stups, l’a récupéré 10 fois à la sortie de prison, et quand il devient un caïd face à un autre caïd, ils « prennent position » ??
La seule position à prendre était de lui coller des raclées, très tôt, pour le sauver.
Nous sommes des millions, des milliards, de toutes nationalités et de toutes cultures, de toutes fortunes et niveaux sociaux, à avoir de tous temps élevé nos fils, affronté leurs pulsions et leurs désarrois. Nous avons interdit, gueulé, puni, menacé, pleuré, discuté, négocié, taloché, supplié ; nous avons appelé l’école, parlé aux profs, cherché à connaître les copains, ouvert le carnet de correspondance, confisqué le téléphone, demandé des comptes ; nous avons félicité, câliné, encouragé, expliqué, emmené au sport, au ciné, en voyage, à la bibli, faire des courses. Chacun à sa façon, nous avons éduqué nos fils, qui ont apprivoisé leurs démons, déployé leurs talents et pris leur place en société, sans nuire à eux-mêmes ni aux autres. C’est l’objectif.
Les deux parents d’Abdel sont présents, ils ont un emploi et un toit, et Gasnier nous dit à plusieurs reprises qu’ils ont « toujours été respectueux de la loi ». Ils ont pourtant fermé les yeux sur un trafic qu’ils ne pouvaient pas ne pas voir.
Après avoir laissé l’aîné devenir un dealer, jusqu’à se faire tuer par un concurrent, c’est le cadet qu’on laisse devenir « un petit caïd à deux francs », une « tête de lard ».
Ce n’est pas moi qui le dis, ni Gasnier, c’est Mounir : un éducateur de 20 ans d’expérience, qui connaît tous les jeunes du coin et qu’on croit sur parole.
Une des sœurs de Saïd tente de défendre son frère, par loyauté familiale et solidarité de classe : « c’est la faute au quartier, et à ses mauvaises fréquentations ». Mais elle admet : « c’est vrai que la plupart de nos frères ont un parcours… décevant. »
Joli euphémisme. Gasnier lui-même constate :
« Tout juste reconnaît-elle du bout des lèvres que son petit frère a pu vendre de la drogue à un moment de sa vie. C’est le seul sujet sur lequel son visage se ferme et sa lucidité se brouille dans un inexplicable déni ».
Amusant à entendre d’un Gasnier lui-même totalement aveuglé : Il suppose que la sœur « met un point d’honneur à ne pas alimenter les clichés, comme si elle sentait que les frasques des garçons risquaient de valider tous les stéréotypes. »
Des « frasques » ? des « stéréotypes » ? Non, des activités criminelles, et le profil de leurs auteurs.

La scène la plus éprouvante du livre révèle la désolante docilité de Gasnier, décidé à expier la faute qu’il n’a pas commise.
10 ans après la collision mortelle, Saïd, de nouveau libre, commet de nouvelles horreurs et repasse en jugement. Informé de cette audience, Gasnier réfléchit longuement puis décide d’y aller, dans l’idée de le voir, d’échanger peut-être. Gasnier s’installe au fond de la salle. C’est de toutes façons une audience publique, mais sa présence est plus que légitime, en tant que victime « historique ». La famille de Saïd est là aussi, habituée des prétoires. Alors une des sœurs, celle qu’il a déjà rencontrée, vient lui demander de … dégager. Oui. La sœur vient trouver celui que son frère a transformé en orphelin, pour lui demander de partir, car elle ne serait « pas à l’aise s’il est présent ». « Elle veut protéger son frère jusqu’au bout ». De quoi, on ne sait pas. Et Gasnier ? Il s’exécute. Il proteste mollement, puis finalement respecte « le désir d’une femme de protéger l’intimité de sa famille ». C’est énorme, c’est obscène, cette famille est un boulet qui mobilise la justice de fils en fils, mais pas de problème : on quitte la salle d’audience si ça les met mal à l’aise.
Soumission, disait Houellebecq.

Gasnier ayant exempté sa famille, il faut bien trouver ce qui a fait de Saïd un zonard dangereux.
Le trafic de drogue, « les premiers go fast venus du Maroc et d’Espagne commencent à convoyer de la drogue par centaines de kilos. », évidemment.
Interrogé, Mounir l’éducateur confirme que l’argent de la drogue est irrésistible, mais aussi que certains y arrivent, s’accrochent à l’école et réussissent.
Ce que pointe Mounir, c’est plutôt l’impunité des petits dealers : « C’est royal !(…) Quand on te chope avec 4 kilos de shit ; tu fais que trois mois de prison. Pourquoi s’emmerder à rentrer dans les clous. Y a pas photo… »
Il écoute CNews, Mounir ?

Il y a aussi la « culture » banlieue : les tags, le shit et le rap, dont Saïd a été baigné (sous l’œil attendri de parents attentifs, donc). Ces clips dans lesquels « la roue arrière devient un leitmotiv incontournable ». Les rodéos urbains sont en effet en expansion continue : « Un jeune qui tue en faisant une roue arrière à moto, ça n’existait pas il y a trente ans. Aujourd’hui cela se produit toutes les semaines ». Un rapport avec l’augmentation de l’immigration ?
Gasnier nous apprend qu’au Maroc, la voiture bruyante, le dérapage sur le parking ou la roue arrière en moto, c’est « signe de réussite », qu’on immortalise à coups de selfies, doigts en V.
Délicieux usages importés sur notre sol.
Mais si sa mère a été la première victime enregistrée de ces rodéos urbains, il n’ose pas dénigrer cette pratique, toujours pour la même raison navrante:
« C’est compliqué de critiquer le rap. Généralement, ça nous catalogue dans une case où grenouillent des gens à qui on préfère ne pas être associé. Quand on s’y essaie dans un milieu intello, les réactions fusent, et à raison : ceux qui ont criminalisé la culture ont souvent eu tort. Quoiqu’il en soit, la roue-arrière s’est ancrée dans les comportements en même temps qu’elle a reçu son adoubement artistique. »
Merveilleuse auto – censure.
Plutôt avoir tort seul que raison avec des cons, n’est-ce pas ?
En 2018 le rapport parlementaire de la loi anti-rodéo qualifiait cet aimable passe-temps de « forme insupportable de délinquance ». Mais pour Gasnier, ce n’est qu’un exutoire contre l’ennui qu’éprouvent ces jeunes gens : « On ne mesure pas assez le rôle de l’ennui dans la transgression et la mise en danger de soi. »
En l’espèce, la personne mise en danger jusqu’au décès, c’est sa mère…

Ce ton si caractéristique des diplômés de gauche ! Ces tournures moelleuses destinées à tout amortir. Quand on veut pas admettre la réalité de la violence, alors même qu’on la subit de plein fouet, on l’enrobe pudiquement, on amenuise. Etre « de gauche » signifie donc être anesthésié ?

Il y a encore la question de la politique pénale, qu’il ne faut pas qualifier de laxiste sinon c’est qu’on est fasciste. Et pourtant. Alain est le commissaire adjoint qui a arrêté Saïd, après l’avoir interpelé « des dizaines de fois ». Un flic usé par le « sentiment de colère, de raté », qui pense que Saïd « n’avait rien à foutre là et aurait dû être remis sur les rails depuis belle lurette ». Il raconte : «à chaque fois qu’on l’arrêtait, le Proc nous demandait de le libérer. On avait beau l’auditionner 20 fois de suite, à chaque fois il ressortait. Il n’y avait rien derrière, aucun suivi, aucun juge pour enfant, rien… ». Alain pense même que « la collision était inévitable » à cause de ce sentiment « d’impunité, de surpuissance ».
Commerçants et riverains en avaient tellement marre du Saïd, qu’ils ont interpellé publiquement le commissaire en chef, ce qui incitera enfin le Proc à agir. Salauds de flics, hein, qui veulent à tout prix protéger la population d’un fléau !
ACAB !
Alain met aussi en cause une procédure pénale « complexifiée au fil des ans».
Lui aussi influencé par l’extrême-droite ? Mince alors !

La palme de la morgue infatuée revient au juge Moreau qui a présidé le procès de Saïd. Pauvre Gasnier, tout impressionné par ce fonctionnaire si conforme aux pires caricatures ! Il nous dépeint un Grand homme, un spécialiste qui a travaillé pour la Chancellerie sur des projets de lois pénales, un magistrat dévoué qui trime dans son petit bureau, un juge « attaché aux principes »…. Mais qui ne trouve rien de mieux que cette pauvre phrase :
« C’est juste que votre mère était au mauvais endroit au mauvais moment ».
Quel relativisme obscène, balancé au fils de la défunte !
A part ça, Moreau est persuadé que les délinquants qu’il juge n’ont rien intégré de nos normes, la munition est donc inutile. A cause de cette faillite collective, Saïd « nuisait malgré lui ». Et puis Moreau ne veut surtout pas qu’une peine « écrase l’individu », ni même simplifier la procédure pénale car elle deviendrait « intolérable ».
Il faut donc que ce soient les victimes qui soient écrasées par l’intolérable?
Pour conclure son exposé minable, le magistrat s’offre la grossière désinvolture de confier à Gasnier qu’il est lui-même motard, et qu’il a même testé la KTM, ce modèle qui a tué sa mère : « on se prend un pied permanent avec cette moto, si vous saviez. »
Classe, vraiment. Il ne manque qu’un clin d’œil et un petit coup de coude.
Mais Gasnier est content, si soulagé de pouvoir n’incriminer personne, sauf le système. Il parle d’un « joyeux foutoir que la modernité appelle le vivre ensemble ».
Joyeux foutoir, sa mère tuée et le meurtrier condamné à trois ans (oui, 3) de prison ?

Qui a dit : « entre vivre et ensemble il faut choisir ? »

Gasnier, comme Moreau, sont encore imprégnés de la célèbre harangue d’Oswald Baudot, ce substitut du Procureur de la République qui s’est adressé à de jeunes magistrats en 1974. Voici le bouquet final de son discours : « Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’écrasé contre la compagnie d’assurance de l’écraseur, pour le malade contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice. »
En 2025 les présumés-opprimés sont les immigrés, mais c’est le même dangereux systématisme.

Faut-il le préciser ? Libé, Ouest France, France Culture, le Nouvel Obs, les Inrocks et les autres s’engouffrent dans la louange, et le livre est sur la première liste du Goncourt.
Sur France Inter, Gasnier déclare que « la colère est un plaisir narcotique qui endort la sensibilité, qui simplifie le réel ». Et il est fier de s’en être défait : «Heureusement que je n’ai pas écrit le livre tout de suite après parce que ça aurait un défouloir puisque j’étais complètement perdu, moi qui étais ferme dans mes idéaux ».
Nous y voilà ! Rester fidèle à ses idéaux, jusqu’au mensonge épais. Ne surtout pas tenir compte de la réalité.
La douleur de Gasnier doit être si peu supportable qu’il supplie son cerveau de trouver moyen de la réduire : « Pour vivre en paix, et non plus en prisonnier de l’évènement, il faut comprendre. »
Pour y arriver, il aura tronqué toutes les évidences. Le meurtre de sa mère est réduit à un « manque de bol », au simpliste « mauvais endroit/mauvais moment », une fatalité à laquelle on ne peut rien. Ça permet surtout d’éviter toute remise en question, de ne pas changer de camp.

Formé à Sciences Po Paris, journaliste pour Quotidien, Gasnier est l’incarnation de ce que Samuel Fitoussi l’a expliqué dans son essai « Pourquoi les intellectuels se trompent ».
Si Gasnier admettait avoir été naïf, endoctriné, mal informé, et qu’il se mette à appeler un chat un chat, il deviendrait son pire cauchemar : un militant de droite, d’extrême-droite. A coup sûr, il devrait rompre avec son boulot, ses amis, sa petite copine peut-être, voire son père et sa sœur. Avec lui-même surtout. C’est trop. Ça coûte trop cher. Déjà durement ébranlé, il n’en a pas la force. Lâche, mais si humain.
Mieux vaut rester « ferme dans ses idéaux » (et conforme à la ligne du parti), trouver des explications foireuses, les transformer en excuses, tordre les conséquences d’une politique en fatalité insurmontable.

Lors de la « crise du Covid », si un type s’avisait de se soustraire aux obligations du moment (masque, vaccin, distanciation sociale, rassemblements limités et autres trouvailles), il était conspué, dénoncé, isolé, traité d’assassin en puissance. Les plus jeunes ont été privés d’école, de sport et de copains pour éviter une hypothétique contamination – non mortelle à 99% des cas. Des professionnels de santé ont été suspendus, privés de salaire. Je n’ai entendu personne s’y opposer, à l’époque. Ni la gauche humaniste dont Gasnier se réclame, ni les vilains réacs de droite, et Dieu sait si j’ai tendu l’oreille (Seule exception : Philippot, qui pèse bien peu) . Au mieux, les gens trichaient discrètement, au pire, les intellectuels de gauche publiaient leur journal de confinement.
Personne pour invoquer la fatalité, inciter à supporter le risque avec résilience: mes concitoyens, ulcérés, paniqués, voulaient le risque zéro. S’agissant de « l’insécurité » (des morts causées par des être humains identifiables), les pouvoirs publics nous imposent le fatalisme, comme Gasnier avec la mort de sa mère, ô combien plus évitable et scandaleuse.
Mettre hors d’état de nuire un Saïd à la dangerosité avérée, c’est facho ; mais cloîtrer toute une jeunesse pour qu’elle ne refile pas un rhume à des vieillards proches de la fin, ça c’est bien.
Amusant.

Après « Vous n’aurez pas ma haine » d’Antoine Leiris, « Il nous reste les mots » d’Amimour et Salines, victimes du Bataclan, après « Le Lambeau » de Philippe Lançon (chroniqué sur ce site), rescapé de la tuerie de Charlie Hebdo, voici un nouveau témoignage d’une victime directe des lâchetés de nos gouvernants, mais qui n’en dira pas un mot.
Comme si tous ces morts avaient été écrasés par une météorite. Pas de bol.
Il y a pourtant de vrais responsables, nombreux et répartis dans l’échiquier politique.
Gasnier voulait mettre à jour « l’engrenage d’une série de petites décisions anodines qui, sept ans plus tard, placeront ma mère sur le chemin mortel du gamin de la Croix-Rousse ».
Les politiques successives en matière d’immigration, de regroupement familial, de réglementation des salaires, d’aides sociales, d’identité nationale, de pratiques pénales, de construction de prisons, d’exécution des peines prononcées, de programmes scolaires et préconisations éducatives, de roman national enfin…. sont tout sauf des petites décisions anodines.

Malgré le talent de Gasnier pour écrire le chagrin, « le deuil, cet état quotidien qui altère la vie sans rien en changer », il fait offense à son intelligence et à sa peine immense, il brade sa dignité en voulant en ignorer les vraies causes. C’est le minimum qu’on doit à l’enfant, au parent, au compagnon tué. Gasnier n’en souffrirait pas moins, il souffrirait en sachant exactement de quoi.
Cela ajouterait un terrible sentiment d’impuissance, bien sûr. Mais conclure à un « pas de chance » le rend-il vraiment plus léger ?
On peut décider de militer, d’agir d’une façon ou d’une autre pour tenter d’influer d’un iota sur la politique à venir.
On peut aussi ne pas en avoir la force ni la foi, et se contenter de porter son chagrin. Qu’on sache au moins exactement à qui on le doit.

Au jour où j’écris ces lignes, cela fait un an que Philippine, 19 ans, a été tuée puis enterrée au Bois de Boulogne, par un Marocain sous OQTF et déjà condamné pour viol. La mère de Philippine, tout aussi éduquée et réfléchie que Paul Gasnier, tout aussi dévastée de chagrin, n’appelle pas à la violence. Le pardon lui est familier : elle est catholique pratiquante. Mais elle ne nie pas le lien flagrant entre la mort de sa fille et la politique française d’immigration, et notamment l’abrogation de la loi qui allongeait la rétention administrative des étrangers jugés dangereux.
Il ne lui faut donc pas 160 pages pour déclarer :
« Plus on avance, plus on voit de dysfonctionnements. (…) Ce n’est jamais la faute de personne. Ce n’est pas Philippine qui n’était pas au bon endroit au bon moment. C’est l’autre, le suspect, qui était au mauvais endroit au mauvais moment. Cet individu n’aurait jamais dû se trouver sur son chemin donc c’est encore plus révoltant. L’abrogation de la loi Marleix m’a écœurée et anéantie. Comment des hommes et des femmes peuvent prendre le risque que nos jeunes soient assassinés ? »

Voilà une saine colère, qui permet de ne pas confondre une politique favorisant les tragédies mortelles avec « une série de petites décisions anodines ».

Ouvrages cités :

La collision, Paul Gasnier (Gallimard), 2025
Pourquoi les intellectuels se trompent, Samuel Fitoussi (l’Observatoire), 2025
Harangue à des magistrats qui débutent, Oswald Baudot, 1974
https://aidememoire.be/101/harangue/


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