Un attentat, des attentats…quels attentats ?

Philippe Lançon s’apprêtait à quitter les locaux de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, quand deux frères ont fait ce que chacun sait, au nom du Jihad : 12 morts, 4 blessés graves.
Lançon, lourdement touché au visage, a été expulsé de notre planète pour rejoindre celle des survivants, comme il le décrit dans son récit « Le Lambeau » (avril 2018).

Longtemps j’ai refusé de lire ce livre, qui croulait sous les louanges : 8 prix, dont le Femina, une mention spéciale au Renaudot, le Roger-Callois, celui du magazine Lire, etc.
J’écoutais les critiques s’attendrir : ce récit était formidable ! Sans haine, précisait-on aussitôt. Un texte apolitique, concentré sur la longue reconstruction physique et mentale de l’auteur. Il y décortiquait la relation avec sa chirurgienne, les réactions de son entourage, l’aide de la littérature, de la musique…
Il n’était question ni des causes ni des auteurs de l’attentat : Ouf ! Rien qui fâche.
Les lecteurs se sont donc rués, pleins d’une compassion mêlée de curiosité (le pauvre, 17 opérations !) : environ 400.000 exemplaires vendus avec l’édition de poche.
Moi je passais au large. Comment pouvait-on vivre une telle violence, puis en tirer 500 pages sans s’interroger sur les causes ? Sur les raisons qui ont permis, sinon engendré l’attentat ?
C’est bizarre, me disais-je : Lançon n’a-t-il aucune interrogation, aucun commentaire à faire sur celui qui a tenu la kalachnikov, criant « Allahou Akbar ! » ?
Ce n’est pourtant pas un astéroïde tombé du ciel qui a détruit le bas de son visage.

A la place, j’ai lu « Une minute quarante-neuf secondes », de Riss, (octobre 2019).
Laurent Sourisseau (dit Riss) a été blessé aussi ce jour-là, a connu la même violence puis la même culpabilité de survivant. Mais il a réfléchi, lui, aux causes, aux auteurs, au contexte, au cheminement de cet attentat. Il s’est autorisé la colère, ce qui apparaît tout de même comme une réaction possible, voire naturelle. Une colère saine, froide, de qui regarde les choses en face, pour comprendre.
Son livre balance quelques remarques sur l’élite intellectuelle et politique qu’il rend co-responsable : certains savaient que ça arriverait, mais n’ont rien fait pour l’éviter, de peur de perdre des votes, du public, des contrats.
De ce fait, son livre est beaucoup moins souriant, moins « sympathique ».
Malgré le long et tendre hommage rendu aux copains morts, Riss dénonce la position à laquelle on a aussitôt assigné les survivants :
« Il ne fallait pas se révolter, ne pas désigner de coupable, ni tendre le doigt en direction des lâches et des coupables. », écrit-il.

Hé non, fallait pas. C’est mal vu. Mesdames et Messieurs victimes d’attentat, soyez gentils : pas de révolte ni de colère svp, ni même de questionnement !
On veut bien vous plaindre pour vos séjours à l’hôpital, mais évitez de l’ouvrir sur le reste : c’est gênant, ça casse l’ambiance. Votre gamin est mort au Bataclan, à Nice ? Pas de colère, pas de haine, pas de questions ! Ça pourrait angoisser le lecteur. On veut du chagrin bienveillant, de l’humour résilient. Ça se vend mieux.
Riss n’a pas obéi.
Il pousse un émouvant cri de colère et de douleur face aux hypocrites bougies déposées par les politiques, les principaux médias, les gentils citoyens. Moi, sa colère m’a rassurée. En voilà un qui se permet d’être normal. La colère envers celui qui vous a gratuitement agressé, la haine envers le meurtrier de votre enfant, c’est naturel, non ?
Sondez votre for intérieur, comme si personne ne soufflait la réponse.
On est d’accord.
La colère n’implique pas la loi du talion. Seulement une farouche détermination à exiger vérité, causalité, justice, et mesures efficaces pour l’avenir.

Les critiques ont regretté à demi-mot le « ressentiment » exprimé par Riss.
Le livre a reçu un seul prix, celui du livre politique.
Il s’est bien vendu, comme tous les livres de survivants de massacres. Mais tellement moins que le Lançon…
« Le lambeau » était-il vraiment d’une autre envergure ? D’une écriture autrement plus talentueuse ? Finalement, je l’ai lu.

Dire d’abord que Lançon est élégamment érudit. Plein d’humour, amoureux de l’amour, du bonheur, un peu lâche avec les femmes, éminemment sympathique. Ajouter qu’il ne se complaît jamais dans son état de victime, et sait se moquer de lui-même, avec chic.

Lançon explique quel genre de Français il est, un genre qui s’est multiplié ces dernières décennies. Si ses parents sont des bourgeois conventionnels – ce n’est vraiment pas une insulte -, lui est un de ces globe-trotters en surplomb du monde, observateurs d’autres paysages, d’autres mœurs, rompus aux climats de guerre sans être partie prenante. Curieux et adaptable, il a vécu et aimé ailleurs, loin, puis il est revenu observer les mœurs de France, oubliant peut-être que c’était son pays.
C’est comme si la fréquence des voyages, les amitiés et les amours cultivés sous d’autres latitudes, et cette habitude d’observer d’un œil journalistique, mettaient tout à distance. Il nous décrit son monde avec sincérité : On est éduqué, lettré, poli, polyglotte, citoyen du monde, bourgeois-cool mais bourgeois malgré tout, on navigue d’appartement sympa intra-muros en chouette maison de famille dans la verdure, on a des amis afghans, une amoureuse brésilienne, on ne s’énerve pas, on n’a pas de colère ni d’opinion radicale : ce serait mal élevé, ce serait con, ce serait gênant.
Voilà pourquoi Lançon ne dit rien des tueurs ni de l’attentat : il est gêné.
D’ailleurs, il ne dit pas exactement rien, c’est presque pire. Il s’approche du sujet et recule aussitôt, contourne, esquive.
Sa plus grande crainte : être suspecté d’être un… quoi ? On sait bien : un facho, un réac, raciste, d’extr… dr… Je ne peux même pas l’écrire, brrr. Puisqu’on vous dit que c’est là le danger ultime ! (et non les types qui rafalent au Bataclan, en terrasses ou chez Charlie).
Lançon obéit à l’injonction : pas de vague, pas d’amalgame.
Des mois d’hosto, 17 chirurgies, la gueule à jamais cassée, mais : pas de vague, pas grave, tout va bien les gars, faut prendre du recul.

Dès la page 19, il place une remarque à propos d’un type – personnage furtif qui ne sert qu’à cette remarque -. Le type a soutenu le Front National, « ce qui pouvait déjà être le signe d’une forme stupide de désespoir ». Ouf, ça c’est fait : on est anti- FN/RN. Comme s’il fallait l’écrire noir sur blanc, et le plus vite possible.

Plus loin, il évoque l’incendie en 2011 des anciens locaux de Charlie, après la publication des caricatures de Mahomet. « Nous étions accablés par une violence que nous ne comprenions pas tout à fait et que la société, dans son ensemble, si l’on excepte l’extrême droite pour des raisons et avec des objectifs qui ne pouvaient être les nôtres, refusait de constater. »
Re -Ouf, Monsieur Lançon exclut l’extrême-droite, mieux vaut le dire deux fois qu’une !
Mais en même temps… quel aveu ! La « bonne » société, celle qui n’inclut pas l’extrême-droite, refuse donc de constater la violence.
La « société, dans son ensemble » souffre d’un déni de réalité : c’est bien de l’admettre.
Dommage, quand même. Combien de morts et de blessés dans le pays dus à « la société, dans son ensemble » ?

Lançon explique ensuite longuement, et joliment, le secours inestimable que lui ont apporté la lecture, la contemplation d’une photo, la musique. Ces passages, que je lis en 2023, résonnent tristement avec les hommages rendus aux profs assassinés au nom du Jihad, MM Samuel Paty et Dominique Bernard. Eux aussi, a-t-on appris, étaient amoureux de l’histoire, des mots, des Arts. Paix à leur âme.
Lançon parle de romans, de poèmes ou de pièces de Bach comme des bulles de protection : quiconque aime côtoyer des œuvres sait le pouvoir de consolation qu’elles détiennent. Moi qui vous parle et vous qui me lisez, nous le savons.
Mais en quoi cela empêcherait-il de voir AUSSI la laideur du monde ?
Comme si les érudits/esthètes/lettrés étaient trop sensibles, trop éduqués pour percevoir la hideur possiblement lovée dans l’humain, en admettre simplement la réalité.
L’aptitude à voir la beauté, l’harmonie, le détail émouvant, va de pair avec l’aptitude à affronter la nuisance humaine, les figures du mal. L’un n’empêche pas l’autre, bien au contraire. C’est toujours de notre monde, du même monde qu’il s’agit.
La cécité partielle ne vient pas de l’éducation aux arts, mais du parti-pris politique.

Lançon lui-même le remarque : ses amis ne sont pas toujours à l’aise avec la réalité. Ils s’impatientent de le voir à nouveau debout, redevenu le même ou presque. Ils veulent se persuader que la guérison est imminente, prompts à se rassurer, alors qu’il patauge sous leurs yeux dans une douloureuse réalité médicale :
« Ils vivaient pourtant dans un monde qui célébrait par tous les orifices politiques et culturels le culte de la réalité. Dans la vraie vie, comme toujours, c’était bidon. La réalité difficile des autres était l’une de ces planètes invivables qu’on aime voir en images, entendre à la radio, lire peut-être, mais où l’on ne pourrait pas respirer une minute. »
Comme c’est bien dit !
Lançon aurait pu constater chez ses amis cette perception tronquée de ses blessures, mais aussi de la réalité de certains quartiers, dans les transports, dans certaines facs, dans les hôpitaux, les commissariats, les rues, les plages.. ici-bas, quoi.

Lançon fait un autre pas en avant quand il raconte la visite du Président Hollande. Navrante, désolante visite, dont le seul but semble être de s’assurer qu’il peut tranquillement s’exonérer de toute responsabilité. On découvre ainsi F. Hollande manifester « une distance curieuse et courtoise, une compassion qui ne renonce ni aux besoins de la légèreté, ni aux bienfaits de l’indifférence. (…) Il a fait un ou deux bons mots puis il a dit : – Vous avez raison, il faut se tenir, prendre ça avec distance et ne pas faire d’amalgame ni de discours. »
Sûr, ça l’arrange, le Président ! Ce serait drôlement pénible si Lançon, mutilé à vie, se permettait de réclamer des comptes, s’il faisait un lien odieux entre la multiplication des attentats et certains choix politiques. Par exemple, la politique migratoire de Mme Merkel (« Venez, nous y arriverons ») que la France a applaudie et copiée, sous couvert d’humanisme, en réalité pour contenter un certain patronat. Par exemple, la politique étrangère de la France au Moyen-Orient, donneuse de mauvaises leçons, et celle des Etats-Unis auxquels nous obéissons servilement… entre autres.

Lançon propose cette sorte de conclusion :
« …une autre guerre s’annonçait maintenant, une guerre dont les islamistes n’étaient qu’un symptôme et qui opposerait l’homme à lui-même, une guerre sociale, sexuelle, psychique, écologique, totale, conduisant à relativement court terme à l’extinction. »
Voilà une piste : les islamistes ne sont qu’un symptôme de la fin des temps.
Bon ! Alors ça va, ça roule.
L’essentiel est qu’on ne puisse pas lutter contre, qu’il n’y ait rien à faire sauf attendre, le dos rond. Comme on a aucune idée de la raison pour laquelle les islamistes nous sautent à la gueule, mieux vaut ne rien formuler de définitif, ne rien proposer d’un peu cohérent, radical. Ouh lala non, rien de radical !
Ce n’est pourtant pas un gros mot : d’après le Robert, est radical « ce qui vise à agir sur la cause profonde de ce que l’on veut modifier. ». Ex. : Prendre des mesures radicales.
Oubliez. Les opinions tranchées, la légitime défense, c’est disgracieux. Inélégant. Pas de ça chez nous les éduqués.

Le livre se termine, et c’est effroyable, sur les attentats de Paris du 13 novembre 2015 que Lançon apprend depuis New-York : il peut enfin voyager, revivre un peu. Sa chirurgienne est soulagée de le savoir loin, tandis que Paris tremble. Elle lui souhaite, par sms, de ne pas rentrer trop vite.
Hélas, je crois bien que depuis 50 ans que la France accumule les attentats islamistes, les centaines de morts et de blessés, ce conseil est suivi par la plupart de mes concitoyens : se tenir à une distance prudente de la réalité, drapés dans une aveuglante bienveillance.

Pour la couverture de son livre, Riss a choisi un œil ouvert, un œil de cheval en gros plan, détail d’un tableau de Géricault.
Pour l’édition de poche de Lançon, c’est un tableau abstrait de Fabienne Verdier : des masses rouges sur un fond bleu.
Je dis ça, je dis tout.

Rosalie NISS

Ouvrages cités :

Le lambeau, Philippe Lançon (Gallimard, puis Poche), 2018
Une minute quarante-neuf secondes, Riss (Actes Sud), 2019


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