Lire, aimer, croire

Qui tu aimes jamais ne perdras, c’est le titre du sixième roman de Nathalie Bauer, et d’abord on pense déchiffrer une maxime moyenâgeuse brodée au bas d’une tapisserie.
Ce serait plutôt une inscription au fronton des portes d’un monde magique : le nôtre, mais décrit par un esprit sensible. Intelligent et sensible. Erudit, si libre surtout, qu’il nous ensorcèle.

Sénèque supposait qu’une âme pouvait migrer d’un corps à l’autre, qu’elle ne mourait jamais mais se réincarnait ailleurs, sous d’autres traits, plus tard. Une âme ayant trouvé son âme-sœur au cours d’une première vie n’aurait de cesse, une fois réincarnée, de (re)trouver dans cette autre vie le corps abritant sa moitié.

L’amour, donc. L’expérience bouleversante de trouver en autrui un écho et un aimant, un rebond ou un envers de soi, une connivence en tout cas. L’affinité des cœurs, des esprits et parfois des peaux : si cela arrive, quand cela arrive, c’est une telle fête ! Oh oui, nous voulons le croire avec Sénèque : cette gloire durera toujours, en nous-mêmes puis en d’autres, ni tout à fait les mêmes – ni tout à fait d’autres, qui hébergeront notre âme et notre amour, comme l’amour que nous vivons est hérité, peut-être, de mystérieux devanciers.
Et pourquoi pas ?

Lire ce roman, c’est survoler les temps et les mœurs, les pays et les guerres, la naissance des arts et des religions, tel un enfant-génie installé sur les ailes d’une oie cendrée.
Jamais l’histoire ne verse dans la naïveté mièvre, faites-moi confiance, j’ai ça en horreur. Toute femelle que je suis, je déteste qu’on repeigne la vie en rose. Ce texte n’est pas factice, la vie y est souvent âpre, parfois facétieuse, et offre parfois une histoire d’amour.
C’est somptueusement audacieux, fabuleusement poétique, et vaste !

A Rome, sous le règne de Néron, une esclave affranchie se lie à un apprenti poète. Ils sont amants mais pas seulement : il lui apprend à écrire, en ces temps où écrire est un privilège d’élite ; elle l’aide à composer, douée d’une mémoire hors-norme et d’un sens du rythme. Importants partages. Ensemble, ils vivront les balbutiements du christianisme auprès d’un certain Paul, qui prône l’agapè, l’amour inconditionnel : une idée alors toute neuve.
D’emblée, tous les élans humains sont convoqués : le charnel, le spirituel, le religieux, le fraternel, le littéraire. La belle esclave et le jeune poète découvrent ces amours comme s’ils en étaient les inventeurs.
Le poète le jure : ils se retrouveront dans une autre vie, et sauront se reconnaître.

En Allemagne, au 14e siècle, une jeune copiste couventine est troublée par un prédicateur venu instruire les moniales. Unis par l’amour des parchemins et l’intelligence des mots, ils s’aimeront en songe, communieront dans l’écriture, chemineront ensemble et séparés dans le silence des tablettes, codex, enluminures.
Recopier un texte pour raconter une vie, restituer une pensée : c’était alors un geste neuf.

A Amsterdam, au 17e siècle, l’épouse d’un riche négociant est malade et désire laisser un portrait d’elle à son époux. Elle se tourne vers un peintre ruiné qui a besoin de travailler : c’est Rembrandt, bougon, déchu. De séance de pose en séance de pose se noue une relation aussi troublante qu’un oxygène pur. Elle l’aidera à renaître, il l’aidera à comprendre qui elle est, si toutefois il existe une réponse définitive.

A la fin du 18e siècle, au centre de la Russie, une famille chrétienne accueille un mystérieux pèlerin. L’ascétisme, la culture et la paix émanant de ce strannik séduisent le fils aîné, encore adolescent. Sa mère l’autorise à accompagner le pèlerin jusqu’au monastère voisin : le voyage de quelques jours devient périple initiatique, aventure totale, découverte d’autrui et de soi, découverte des replis contenus en soi.

En Angleterre, au 19e siècle, un jeune homme hérite d’un bienfaiteur inconnu. De simple instituteur, il devient le maître d’un domaine somptueux, – demeure élisabéthaine, ferme et forêts. Il apprivoise son nouveau statut, apprend à déchiffrer la lande austère, comme une langue étrangère. Une rebouteuse est appelée pour soigner un cheval. La femme sauvage fascine le jeune homme, ils se reconnaissent, mais l’union est impossible.

Apprendre à lire une page, un paysage ou un visage aimé, déchiffrer les signes.
Chaque personnage fait de son mieux pour répondre aux signes du destin, parfois émis par un animal réel ou fabuleux. Savoir lire a longtemps été une chance, une grâce, un apprentissage de roi, un accès à la connaissance, une porte ouverte sur d’autres mondes.
Ça l’est toujours, plus grand monde ne le sait.

Chaque chapitre est rédigé dans le ton de l’époque : dialogues, registre, tournures, comme les empreintes de telle ou telle décennie.
J’ai lu que l’auteur (oui, l’auteur, même si c’est une femme. L’important est qu’une femme puisse exercer la fonction, le métier, le statut de son choix, pas d’en féminiser le terme. Indice.) – j’ai lu, donc, que Nathalie Bauer avait vérifié l’âge des mots qu’elle employait, la date de leur introduction dans le langage, pour éviter tout anachronisme.
Grâce à ses scrupules, nous glissons du moyen-âge au vingtième siècle en roulant sur les registres comme sur une vague de longue portée, et ce faisant, nous éprouvons un précieux bonheur d’enfant : réapprendre à lire. Lire : laisser nos yeux galoper au-devant de notre esprit, rapides et habitués, avaler les mots par groupes entiers, débroussaillant le sens à mesure ; tomber tout à coup sur un mot muet, fermé. Sentir notre cervelle trembler un quart de seconde avant de s’ajuster : deviner, déduire ou se souvenir du sens, l’oreille tendue. L’éprouver, le tester, le relire encore et toute la phrase et tout le passage, pour sentir éclater la bulle de compréhension, petite épiphanie, glorieuse et microscopique victoire : piger. Saisir l’idée, l’effet, la page tout à coup dépliée, éclairée, et nous de rayonner.

S’il le faut, ouvrir un dictionnaire pour vérifier. Le volume retourné sur notre cuisse, – pas perdre la page, d’une main consulter sur l’Iphone. Ça arrive. Avec Chateaubriand, Balzac, Michon ou Bergounioux, ça arrive et c’est très bien, prenez-le comme un cadeau.
La définition lue, comprise, relire le mot, et le paragraphe, goûter le rythme, la tournure, comme on recule d’un pas pour mieux appréhender un paysage, ou un vêtement pour en saisir la couture, la structure. (Admirer. Cocher la page.)
Communier, par la sonorité ou l’orthographe, avec une époque, un pays, un métier ou une façon de penser, – alors que ce pays nous est inconnu, que ce métier ou cette pensée n’existent plus-.
Un mot c’est un monde :
Onguent, épigrammes, huis, dextre et senestre.
Vergogneux, infécond, moult.

Etonnement bref de trouver un verbe à la fin d’une phrase, à la germanique. Ça se faisait.
Sursaut infime de lire ja mais ou onques quand « jamais » se disait ainsi.
Chant émouvant.
A rebours de la mode actuelle, dévalorisante et navrante, qui nie les nuances de registres, nivelle et réduit le vocabulaire à quelques lourds mots-valises, Nathalie Bauer ouvre toutes les réserves de vocabulaire. Piochant des tesselles-mots dans les tiroirs du temps, fouillant le panier à influences étrangères, les étagères liturgiques et les rayonnages savants, elle fabrique une mosaïque unique.
D’époque en époque, le registre nous rejoint.
Tout cela n’empêche aucunement l’efficacité des rebondissements, l’intensité des vies décrites, bien au contraire.

Je me disais, c’est bizarre, pourquoi ce livre a-t-il été si peu soutenu ?
Quelques beaux articles, oui, mais aucun prix, rien sur les radios, encore moins les plateaux télés… Suppose-t-on que ce roman trop difficile à lire ?
Il n’y est pas question de thèmes à la mode, peut-être ? Et pourtant : l’amour, la mort, la foi !
Ce bouquin aurait pu avoir un succès populaire, si on avait soufflé son titre à ceux qui entrent, hésitants et perdus, dans une librairie à l’offre prolifique.
Au lieu de confondre, comme le font si souvent les libraires, livre facile et livre pauvre, livre sympa et livre consolatoire par sa médiocrité.
N’ayez pas peur ! devraient dire les libraires. Ce texte est ambitieux et justement : vous le méritez, vous pigerez tout, n’en doutez pas, régalez-vous.
Pauvres lecteurs déçus, sans vraiment comprendre pourquoi. Ils pensent qu’ils n’aiment plus lire, qu’ils ne savent plus lire, quand c’est seulement que le livre est mauvais !
Il suffit d’essayer pour le constater : les grands livres effrayants, quand on les ouvre enfin, sont parfaitement lisibles, nourrissants et apaisants car précis, exigeants mais généreux, si rémunérateurs en émotions !
Ces mots inusités mais que vous comprendrez, ces temps grammaticaux dont on devine l’équilibre, cette construction de phrase qu’il faut relire pour en sentir le swing, étaient exactement ceux qu’il fallait à l’auteur pour vous donner à voir ce qu’il a vu.

Le dernier chapitre de Qui tu aimes jamais ne perdras se déroule en fin de guerre de 14-18, dans l’Aisne.
Un jeune combattant s’offre une permission, pas tout à fait accordée par son supérieur. Quelques heures loin de la terreur, des balles et des obus, pour rejoindre sa sœur jumelle, son âme sœur, l’autre moitié de son cœur battant.
Echappée mystérieuse, temps suspendu, parenthèse onirique pourtant parfaitement raccordée à la réalité d’une guerre.
Il y est question de vie, de mort, de création, de ce que peuvent les mots.
Je ne dirai rien de l’épilogue, je ne soulèverai pas à la place du lecteur cette fine gaze de soie magique.
Je l’envie un peu pour ce bonheur qui l’attend.

Œuvres citées :

Qui tu aimes jamais ne perdra, Nathalie Bauer, éditions Philippe Rey, 2023

(et F.-R. de Chateaubriand, H de Balzac, en poche ; P. Michon et P. Bergounioux, l’un et l’autre aux éditions Verdier).


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